La mobilisation depuis plus d’un mois contre la loi travail a contraint le gouvernement à faire des concessions, à annoncer des mesures en faveur des jeunes. Mais la philosophie du projet demeure. Les agents de la Fonction publique sont aussi concernés : près de 20% sont précaires, les droits des fonctionnaires seront amoindris si ceux de tous les salariés reculent. Le débat à l’Assemblée, qui a débuté le 3 mai, se poursuivra plusieurs semaines. Dans une déclaration commune, la CGT, la FSU, FO, Solidaires, l’UNEF, l’UNL et la FIDL appellent à faire de la journée du 12 mai un nouveau temps fort d’initiatives et d’interpellations des parlementaires
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le 4 pages de la FSU
Loi travail : le point de vue de Dominique Méda, sociologue et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales à l’université Paris-Dauphine.
Pour la ministre, la réforme du travail traduit un « changement de philosophie ». Qu’en pensez-vous ?
Il s’agit en fait du retour à une vision du monde que prônait déjà l’OCDE au début des années 1990. L’idée principale était que, pour s’adapter à la globalisation, les pays développés devaient réduire l’ensemble des règles du travail pour permettre à leurs entreprises d’être plus compétitives. L’OCDE avait bâti à l’époque un indice de « rigueur de la protection de l’emploi » permettant de classer les pays en fonction de la facilité à embaucher en CDD et à rompre le CDI et soutenait qu’il y avait un lien entre cette « rigueur » et le taux de chômage. Depuis l’OCDE a fini par reconnaître en 2006 qu’il n’en était rien mais ces idées continuent d’être portées par un certain nombre d’économistes français.
Le gouvernement avance que faciliter le licenciement permettrait de relancer l’embauche…
Mais le licenciement est déjà très facile en France. Et il existe d’autres manières, encore plus faciles, de se séparer d’un salarié, comme la rupture conventionnelle dont le nombre a explosé ces dernières années. Les règles encadrant le CDI n’ont par ailleurs pas empêché la création de deux millions d’emplois entre 1997 et 2002. En outre, il ne faut pas oublier que si près de 85 % des embauches sont aujourd’hui en CDD, ceux-ci ne représentent que 8 à 9 % de l’emploi total. Surtout, ce n’est pas parce que l’on facilitera les licenciements que l’embauche des personnes peu qualifiées ou coincées dans des CDD d’usage sera facilité. Enfin et surtout, les principales explications du chômage sont ailleurs : dans la trop rapide réduction des déficits budgétaires, dans la mauvaise coordination des politiques économiques en Europe, dans le mauvais positionnement de nos produits. Mais le gouvernement pense aujourd’hui que c’est le seul levier qu’il peut actionner.
Que penser de la « décentralisation » de la négociation collective dans les entreprises ?
L’argument principal est d’être plus proche du « terrain » mais certains pensent que cela peut permettre de redonner de l’importance à l’action syndicale. C’est oublier que dans de très nombreuses entreprises, il n’y a pas de syndicat et que prendre des responsabilités syndicales est très mal vu. Dans les pays cités comme modèles tels que l’Allemagne et les pays nordiques, le rôle de l’État et de la loi est effectivement moins important mais ce sont aussi ceux qui ont le taux de syndicalisation le plus élevé. D’autre part, en remettant en cause les accords majoritaires, on favorise l’expression de syndicats qui représentent une minorité. Enfin, redonner le dernier mot aux salariés peut être dangereux dans une période où le chantage à l’emploi peut pousser ceux-ci à accepter des remises en cause de leurs conditions de travail par crainte du chômage. Dans ce contexte, la complète décentralisation des normes met les salariés en position de faiblesse.
En quoi cette réforme modifie-t-elle le rapport de la société au travail ?
Tout le monde est concerné par cette réforme : la théorie générale que mobilisent les économistes qui veulent remettre en cause la protection de l’emploi – Insiders contre Outsiders – est que ceux qui sont bien protégés, par un CDI ou un statut, les Insiders, défendent, grâce aux syndicats notamment, leurs « privilèges ». Pour faire évoluer ce système, il faudrait démanteler les règles : d’abord celles qui organisent le licenciement et les salaires, puis le statut , afin de permettre aux Outsiders d’accéder à l’emploi. On n’a évidemment pas besoin de supprimer les règles pour embaucher : il faut et il suffit d’avoir de l’activité. Pour cela il faut lancer de grands programmes d’investissement, notamment dans la reconversion écologique et la satisfaction des besoins sociaux et relancer l’Europe.
Derniers ouvrages parus :
Le travail, Que sais-je 2015
Des salariés en quête de reconnaissance, Robert Laffont, 2015